Rite de passage

Le décompte est commencé. Vers ma mort, ou mon triomphe. Toute ma famille est là. J’ai le meilleur point de vue. Il y a du trafic sur la route. Beaucoup de trafic. Je suis de caractère orgueilleux. Le temps s’écoule trop vite. Il faut y aller.

Je me connecte sur le vent. Son intensité, sa densité. Sur la route il n’est pas le même. Il faut faire un choix. Ma mère piaule de ne pas le faire. La société me dit Go, go, go.

Parce que les fantômes de tous ceux qui ont péri en tentant cette manœuvre imprègnent les lieux. À cause du poids des exploits qui ont donné leur nom à d’autres tronçons de routes. Parce que le goût du risque est plus fort que tout. Pour gagner le respect de tous. Et surtout pour la dose d’adrénaline. Je le ferai.

L’instinct me dit que j’ai une chance sur deux de réussir. Une chance sur quatre d’impressionner. Une chance sur dix devant les roues. Aucune chance, à cette vitesse, de passer en dessous.

Certains disent que c’est plus spectaculaire de passer devant les roues. Je ne suis pas d’accord. En tout cas pas aujourd’hui. Pas pour ma première fois. Pas ici.

Je me sens d’attaque pour un camion. Oui, pour un camion, à cette vitesse. J’ai un plan pour épater la galerie. Je vais passer devant le nez, en montant devant le pare-brise. Le recul rend la manœuvre sécuritaire. En bonus, je pourrai voir le regard du camionneur. Il ne sera pas affolé. Ça va me porter chance.

Les doigts bien ancrés, les jambes actives, le buste gonflé, incliné vers l’avant, les ailes souples, le cou bien droit, la tête mobile, je me concentre. Les feuilles bruissent et des curieux s’approchent. Les exclamations et les paris fusent discrètement des arbres aux alentours. Le vrombissement menaçant des voitures fonçant sur le bitume avale les insectes qui traversent.

Il est là, je l’ai vu, c’est le mien. Citerne filant à une vitesse fixe. Depuis assez longtemps et à une allure assez rapide pour que je puisse m’y fier. Il y a une distance moyenne entre lui et la voiture qui le précède; aucun véhicule en parallèle sur l’autre voie. Le vent se dissipe, le silence complet se fait. Pour un instant. Tout semble s’arrêter. Ça y est j’y vais.


Je prends mon élan et je m’élance devant le monstre, en battant des ailes de toutes mes forces, le plus vite possible. C’est le sprint de ma vie, mes sens sont en effervescence. Je file dans un corridor invisible, calculé. Le défi s’intensifie plus on se colle au véhicule. Car on ne contrôle pas tout. Il faut rester souple. Je suis aspiré par le camion, mais une onde me propulse aussi. Pousse! J’évite de justesse le bijou de capot, omg. Je ne vois pas les yeux du conducteur. Il est en train de texter.  Je passe à un poil de m’éventrer sur l’antenne radio.

Ça y est j’ai réussi. Je l’ai eu. Je ralentis mon vol, cherche une branche élégante pour amortir, apercevant du coin de l’oeil les lumières rouges à l’arrière du colosse s’allumer. Les autres voitures le rattrapent et le dépassent.

Le conducteur lève les yeux. Les rebaisse.
Il texte : « Failli frapper une corneille ! »


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