Il n’y a pas que les enfants qui dérivent de
famille d’accueil en famille d’accueil : c’est là le triste sort de
créatures de toutes sortes. Voici l’histoire de Belle, la petite chienne husky.
Les voitures la rendent malade. En descendant
de la voiture de sa jeune maîtresse, dans le stationnement qui sent l’eau
salée, elle a couru dégobiller derrière un bateau.
Par contre, elle ne souffre pas de mal de
mer ! C’est maintenant qu’elle le réalise, assise sur le pont de l’Espadon 1, la langue au vent. C’est la plus belle journée de sa vie : un soleil
frais dans les yeux, l’air salin sur sa gueule, le claquement de la voile, les
petites tapes de René ; et tout sent le poisson.
Sa maîtresse, Laeticia, a ôté sa tunique et se
fait bronzer en sous-vêtements. Elle est plus affectueuse avec Belle que
d’habitude. La petite chienne husky est excitée, mais prudente sur le bateau,
car elle a bien compris qu’une vague pourrait la projeter par dessus bord. Bien
qu’elle sache nager, elle n’a pas envie de tomber à l’eau.
Au soleil couchant, Laeticia, avinée, se
confie à René. La jeune femme nomade erre de ville en ville et dort dans son
auto. Elle est tombée amoureuse de cette petite chienne, qui vivait chez un
affreux batteur de femmes qui la maltraitait, et l’a emmenée avec elle. Depuis
ce temps, elles quêtent dans la rue. Impossible de chercher un vrai
travail : laisser Belle dans la voiture toute une journée, jamais !
« Même si j’avais un appartement… je trouve ça trop cruel de laisser un chien enfermé. »
En l’écoutant, le marin à la tête blonde
bouclée et aux rides joyeuses sert des croquettes à Belle. Autrefois, il avait
un chien, explique-t-il, mais celui-ci est mort de vieillesse. Ce compagnon de
voile aimait pêcher les poissons et border l’écoute : un vrai loup de
mer. Les croquettes sont restées dans le
bateau, mais elles étaient au sec. « Je ne sais pas pourquoi je les ai
gardées… sans doute pour aujourd’hui ! ».
- - C’est bon, mon beau chien ?
intervient-il. Belle se lève la tête, sans arrêter de mâcher, la gueule
ouverte, et fait bouger sa queue en guise d’affirmation.
- - C’est une femelle, dit sa
maitresse. Il faut que je m’en débarrasse. Elle serait bien, ici! Je ne l’ai
jamais vue aussi épanouie. Avec moi, en auto, elle est toujours malade.
- - Evelyne serait contente… », songe-t-il tout haut.
C’est ainsi que René adopte Belle. La petite
chienne husky n'a pas un an, et le gentil marin est son troisième maître.
La mer est calme maintenant. Le bateau est
immobile sous les étoiles. La marina brille non loin. Laeticia prend son foulard
rouge et le noue autour du cou de Belle.
Elle pleure. Très mignonne avec son nouveau foulard, Belle la console en
lui léchant les mains. Bouleversée, elle se roule en boule aux pieds de sa
maitresse et s’endort, bercée par la houle douce, se sentant aimée d’une façon
unique.
Hm, ça sent le bacon. Belle se réveille. Aucun
souvenir du voyage en auto et c’est tant mieux. Elle est enfermée dans une
petite pièce. Tiens, il y a du papier journal au sol, comme dans son ancienne
maison. Là où son maître lui criait dessus et la ruait de coups. Décidément, ce
n’est pas de bon augure. L’angoisse la prend aux tripes. Premier
réflexe : uriner sur le plancher. Belle tremble de tout son corps.
Au seuil de la panique, la jeune chienne husky
s’approche de la porte et renifle par la fente en dessous. D’un coup, son
odorat la propulse dans la cuisine, où des tranches de lard rôtissent dans la
poêle. C’est René qui supervise ; elle l’identifie à l’odeur de poisson
qui colle à ses pieds. La poubelle est pleine. Il y a aussi une autre odeur… de
la merde d’humain?!
Se remémorant la fabuleuse journée passée sur
le voilier et les croquettes humides au fumet de poisson, Belle se met à
gratter frénétiquement la porte avec sa patte. Le bruit de friture enterre sa
tentative. Quelque chose lui serre le cou, mais qu’est-ce que c’est ?
Belle explore la pièce dans laquelle se trouve, à la recherche d’une issue.
C’est une minuscule chambre de rangement où sont empilées des boîtes de carton,
des chaises de patio, une machine à coudre, un grand miroir encadré. En
reniflant ce dernier, Belle lève les yeux et reconnait le foulard de Laeticia
sur le reflet d’un animal poilu… Laeticia, viens me chercher!
« Wraf ! », échappe-t-elle.
Des pas approchent. La douleur lui revient,
ainsi que le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. Elle se fait toute
petite et va se tapir le plus loin possible des bruits de pas. Lorsque la porte
s’ouvre, elle voudrait disparaître, ne plus exister.
Un homme se tient dans l’embrasure. Ses Crocs
sentent les écailles poisseuses et sa tête bouclée rie de bon cœur. Ce rire
n’est pas inconnu.
« Ait pas peur, mon beau chien… »,
dit René de sa voix grave et rassurante. Belle grelotte au fond du tambour,
figée par les réminiscences douloureuses. Ce doit être l’odeur du papier
journal, souillé par son urine… Elle se revoit bébé, grandir sur ce lit de
honte. René se penche et tire Belle par le foulard. La chienne n’a pas de
collier. Elle veut aller avec lui, maintenant que les effluves de bacon se sont
engouffrées dans son museau et la titillent jusqu’aux oreilles, mais son corps
refuse d’avancer, il se braque.
Ses pattes glissent sur le journal, la mini
pièce disparaît. La peur aussi. Une maison se dévoile… woah… Une table, un
sofa, des armoires, des tapis. Un escalier, des portes. Il y a toutes sortes
d’odeurs, vieilles et plus fraîches. Des milliers de choses à découvrir. Belle
bat de la queue. « Wou ! », jappe-t-elle, suivant prudemment des
pas les pistes olfactives qui courent dans la maison, attentive aux réactions
de René.
Elle fait deux pas, elle le regarde, attend
son approbation. Fait deux pas, étend le cou, jette une œillade à l’homme en
baissant la tête par soumission. Si elle s’aperçoit qu’elle s’éloigne trop
vite, elle revient vers lui, guette un geste encourageant de sa part, puis y
retourne. Tiens, encore cette odeur de caca, assez frais d’ailleurs. Ça vient de plus haut… Oh !
Des doigts potelés de bébé ont empoigné sa
truffe et lui tirent les moustaches. Aïe ! Elle s’ébroue, soudainement
très animée. On dirait que les grands yeux bleus de l’enfant l’appellent. Cette
face potelée et rubiconde est croquable. Et quels gazouillis, mes amis !
Le bambin n’a rien à envier aux chiots, il sait geindre comme pas un.
« C’est une fille », dit René.
« Elle s’appelle Belle ».
Sur le coup, Belle interprète que le bébé
s’appelle Belle, comme elle.
Evelyne et Belle ont toutes les deux dix mois.
Elles grandissent vite. Aucune des deux n’est propre. Ça s’en vient, faut lui
laisser le temps. La vie va bon train dans la maison. On fait fumer le poisson
et Belle a droit à son morceau de chair. Délicieux. Evelyne se déplace à quatre
pattes, comme elle. Bien que la petite lui tire souvent la queue et les
moustaches, elles s’adorent.
Douze mois : Evelyne s’agrippe à l’épaisse
fourrure de Belle pour se tenir debout, elle s’amarre à son foulard rouge en
riant de bon coeur. La chienne a presque atteint sa taille adulte et voit
maintenant par dessus les tables. Elle est plus massive que tous les chiens du
quartier, même les mâles. Pourtant, malgré son allure imposante, tous les hommes
lui donnent la frousse. Et dès que René hausse le ton, elle ne peut plus
contrôler ses sphincters. Il se fâche alors encore plus, et Belle est
malheureuse quand ça arrive. Elle aimerait pouvoir ramasser ses pipis
elle-même…
« Belle » : le premier mot
d’Evelyne.
Au fil des semaines, la petite grandit vite.
Elle marche et sait se faire comprendre. Bébé bruyant, tapageur, exigeant
l’entière attention de son géniteur, elle aspire tout autour d’elle comme un
noyau aimanté. Belle se tient devant la porte, mais René ne sort plus pour lui
lancer la balle. Encore moins pour la promener dans le bois. Il semble avoir
abdiqué : Belle fait tous ses besoins sur la gazette, en dedans. Des fois,
elle reste enfermée des jours dans sa pièce. Ça la rend triste.
Affamée et voulant se distraire, Belle réussit
à ouvrir la porte en manoeuvrant la poignée avec sa patte. Elle profite de sa
liberté dans la maison et de l’absence de son maitre pour gruger les pattes
avant du divan. Le lendemain, elle vide un sac de fèves sur le tapis et
déchiquète soigneusement le plastique, à défaut de pouvoir se mettre autre
chose sous la dent. Silence partout. Il n’y a personne pour la chicaner. René
et Evelyne l’ont abandonnée.
Le bruit de moteur, le gravier qui craque sous
les pneus et le claquement familier de la porte de la Jeep qui se referme sortent
Belle d’un sommeil de plomb. La chienne husky, lourdement avachie sur le lit de
son maître, ne bouge pas. Sur l’édredon, autour d’elle, il y a des restes
d’aliments chipés dans les armoires et des emballages mordillés. Dans le salon,
il y a un besoin en plein centre du tapis.
Elle sait qu’elle est allée trop loin. Mais
elle était certaine d’avoir été abandonnée pour toujours, seule dans cette
maison. Et voilà que le maitre revient ! Que faire ?!
René monte l’escalier, ouvre la porte de sa
chambre, tombe face à face avec cet affreux tableau. Le chien est couché sur
son lit et on dirait qu’il y a vidé la poubelle.
« Belle ! », souffle-t-il en
laissant tomber ses bagages. Puis, son visage se crispe et il fond en larmes
dans le cadre de porte. Il avance péniblement et s’assoit sur le lit, ignorant
les déchets qui lui tachent le pantalon, qui tombent sur le tapis. Secoué par
de gros sanglots, son visage enfoui dans la fourrure épaisse de l’animal, René
se vide.
La douleur que ressent la chienne est bien
pire que les coups de bâton ou les coups de pied. Son corps est comprimé par le
sentiment d’avoir trahi son maître et d’être responsable de sa peine. Honteuse,
elle se couche le plus bas possible : elle voudrait s’enfouir dans le
matelas.
Belle ne voit pas bébé Evelyne. Où
est-elle ? La chienne tourne en rond, dans l’ancien coin à jouets de la
petite. « Par-ti », articule le père, défait. « Partie vivre chez sa grand-mère. »
Puis il tape sur sa cuisse. « Viens ! » Belle trépigne, reçoit
des caresses et écoute.
« Tu sais ce que ça veut dire ça, mon
beau chien ? On va pouvoir retourner sur l’Espadon. Aimerais-tu ça, faire
un beau tour de bateau ? »
Oh ! En bateau ! Oui !
Le soleil et la chaleur ont rincé leurs pleurs
salés. Ils sont redevenus amis, pour une journée.
Le lendemain, René emmène Belle chez un ami,
qui a une ferme. Elle vomi sur l’herbe en sortant du camion. Il y a une chèvre,
un cheval, une vache et trois chats qui la regardent. Un husky dans cette
ménagerie, pourquoi pas ? René lui donne une dernière petite tape, puis
s’en va.
Après trois années éprouvantes à la ferme
Bernard, elle fut vendue en échange de trois sacs de feuilles à un jeune
producteur de drogue. Elle passa deux ans avec celui-ci avec la permission de
dormir dans son lit, au chaud. L’entourage de son maître l’étourdissait en lui
soufflant sur le museau ; parfois son eau goûtait bizarre et il lui
semblait que toute la bande riait avec elle. Ce jeune maître perdit la chienne
au poker après quelques semaines de cohabitation et elle échoua dans un
appartement crade, surpeuplé, dans lequel elle n’avait aucune place pour se
coucher et où personne ne s’occupait d’elle.
Des mois plus tard, c’est un monsieur du nom
de Bob qui la récupéra. Il avait plusieurs chiens, tous des tarés, qui vivaient
dans des conditions exécrables. Un jour, elle réussit par miracle à se sauver… La
chienne dormit dans la rue. Parfois, un étranger s’approchait d’elle et,
constatant qu’elle portait un foulard au cou, mais pas de collier,
l’apprivoisait et l’emmenait chez lui. Jusqu’à ce qu’il se rende à l’évidence
qu’un husky, c’est gros et ça prend de la place. Elle a changé de nom tellement
de fois, qu’elle ne se reconnaît plus.
Mais cette fillette, elle, l’a reconnue.
Comment ? Grâce à son petit foulard !
« Belle ! Belle ! », crie
Evelyne, en courant vers l’immense husky sauvage, au grand dam de sa gardienne.
Et elle se jette à son cou.
-
On peut la garder ? S’il vous
plait ! », supplie l’enfant.
-
Mais non Evelyne, il appartient
sûrement à quelqu’un. C’est un bien gros chien pour une petite fille de trois
ans comme toi. Voyons donc. Lâche-ça, c’est plein de microbes!»
-
C’est une fille, dit l’enfant. Elle
s’appelle Belle. », bredouille-t-elle, sa petite menotte serrant fort le
foulard rouge, délavé par les aventures.
Elles ne se sont plus jamais revues.
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