Maman était enceinte. Les deux jeunes sœurs jouaient dans
leur chambre avec leurs poupées et inventaient des situations les mettant elles-mêmes
en scène, avec le bébé. Elles l’avaient prénommée Wendy. Dans le jeu. Parce que
pour l’instant, il ou elle n’avait pas de nom. Mais elles souhaitaient tant
avoir une petite sœur.
Dans leur monde inventé, Wendy marchait et courait, même si
c’était un bébé. Elle se faisait comprendre par n’importe qui avec des
gémissements, des feulements ou des cris. La petite était même douée de
pouvoirs magiques, comme des ongles rétractables, ou la faculté de sauter très
loin et très haut. Bébé Wendy voyait dans le noir avec ses yeux bioniques et elle
tenait tête aux gangs de rue, dans la ruelle, la nuit tombée. L’imagination inépuisable des deux jeunes
sœurs n’avait d’égale que leur excitation à l’idée d’avoir une nouvelle sœur en
laquelle étaient personnifiés tous les possibles.
Lorsqu’un
jour, Maman leur annonça qu’elle ne garderait pas le bébé. Elle les fit asseoir
sur le lit et leur expliqua en les étreignant que le bébé était à un stade de
croissance trop petit pour s’en rendre compte et qu’il disparaitrait sans
jamais avoir eu conscience d’exister. Leur père, dans l’entrebâillement de la
porte, ne vint pas les rejoindre. Mais il dit :
-
Vous ne voulez pas qu’on reste comme ça ? On est
bien comme ça. Tout va rester comme ça, tous les quatre ; il n’y a rien
qui va changer.
Maman a insisté pour que la famille l’accompagne à l’hôpital.
Elle a tenu à expliquer l’avortement en détails à ses filles de 4 et 6 ans, car
elle pensait qu’elles étaient assez matures pour connaitre la vérité. Par
ailleurs, l’histoire ne dit pas si la mère, pensant bien faire, a eu une pointe
d’amertume en voyant le cœur et le visage de ses filles se liquéfier pendant
qu’elle parlait.
Ses enfants, écoutant solennellement, étaient bien plus affolées
par l’idée que cela aurait pu être leur sort, à elles aussi, avant leur
naissance ; qu’elles n’étaient concernées par le destin du foetus. Comme Wendy,
elles auraient pu mourir avant leur naissance et ne jamais s’en apercevoir.
Cette pensée les tétanisait. Elles démonisèrent leur mère et se mirent à
imaginer qu’elle pourrait se débarrasser d’elles sur un oui ou un non ;
qu’elle avait droit de vie ou de mort sur elles.
L’une et l’autre s’épanchaient en larmes dans la salle
d’attente de l’hôpital. Leur père, protecteur, ramenait une couverture sur
leurs petites jambes repliées, en essayant de les calmer :
-
Soyez pas inquiètes, les filles. C’est une
intervention de routine, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Tout va revenir
à la normale. Maman va venir vous border ce soir dans votre lit, comme
d’habitude.
Rien pour les rassurer.
Le soir-même, effectivement, depuis la pénombre de la
chambre elles virent la silhouette de leur mère dans l’encadrement de la porte.
L’ombre disparut. Elle était entrée sans ouvrir la lumière et sans faire de
bruit. Elle s’accroupit tout près, entre les deux lits, car elles entendirent
ses genoux craquer et le tissu froisser. Un gémissement se fit entendre. Aigu,
plaintif, interrogatif. Instinctivement les deux sœurs eurent la même
pensée : leur mère apportait le corps tuméfié du bébé auprès d’elles pour
les terrifier, c’était évident. Fermant
les yeux et retenant leur souffle, les fillettes ne s’aperçurent pas tout de
suite que leur mère avait allumé la lampe de chevet et qu’elle souriait. Son
sourire n’avait rien de sardonique, ni de méchant. Bien au contraire. C’était de
la complicité qui brillait au fond de ses yeux, et même de la fierté.
L’ainée fut la première à oser jeter un regard par dessus
son édredon jusqu’à terre et son hurlement suraigu transperça la chambre. Elle éclata
en sanglot dans ses mains, de façon assez théâtrale, puis cria :
-
Maman ! Oh, Maman !
Était-ce une mauvaise blague ? Ce n’était pas un
avortement, mais bien un accouchement? Le bébé serait-il réellement là, couché
par terre, et bien vivant? Un petit cri étouffé, encore une fois, en provenance
de la moquette. Et à présent, la plus jeune s’en rendait compte avec stupeur, c’était
bien évidemment un « miaou ».
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