Les roux


Avez-vous déjà essayé d’associer les quidams dans l’autobus à des personnages fantastiques ? C’est amusant. Par exemple, cette bonnefemme rondelette aux joues heureuses et au rire franc est une gnomette. Ce jeune éphèbe bien sapé, grand et svelte… un elfe. La jolie jeune femme proprette, aux cheveux parfaits, est bien sûr une princesse. Et lui, le métalleux aux cheveux longs avec un massacre sur son t-shirt et des crânes tatoués sur les bras : un mage.

Maintenant, faites la même chose avec vos proches et un animal.

Il a été prouvé, pour le bien de cette histoire, que chaque être humain a un ascendant animal dont la nature lui colle à la peau. Il est conseillé à chaque personne de consulter un zoologue pour en avoir le cœur net. Une fois votre ascendant identifié, la partie la plus difficile, c’est d’adapter sa vie d’humain afin de la calquer sur l’existence de l’animal, ou de l’insecte, qui vous correspond. Cela afin d’atteindre la plénitude.

Certains sont des oiseaux migrateurs qui voyagent régulièrement, mais toujours avec les mêmes repères. D’autres vivront très longtemps sur le même territoire, à refaire des tâches routinières, comme les lapins. Les ouvriers brainwashés par la culture de masse, qui ruminent leurs frustrations, sont des bovins. Ceux-ci doivent donner du lait : ils sont donc généreux avec leur proches pour se sentir bien. Les requins, ils existent vraiment. Ce sont des êtres sans scrupules. Les mères-poule couvent leur enfant ; elles sont heureuses en groupe à jacasser sans cesse. Les girafes regardent tous les autres de haut, mais sont assez tendres entre elles.

Dès qu’on a accepté son ascendant animal, tout semble plus facile…

Sauf quand on est roux.

Les individus aux cheveux orange sont automatiquement associés au renard roux, et ce dès l’enfance. On les dit rusés. Discrets. Curieux. Solitaires. Nocturnes. Beaux. Mais en réalité, la plupart des roux ont un autre ascendant.

Imaginez un homme roux qui soit ascendant belette. Tout va bien, ce n’est pas très loin du renard. Il fréquente les boîtes de nuit. Et plusieurs femmes simultanément. Attention, jeunes midinettes : malgré son air mignon et sa petite taille, il pourrait s’agit d’une proie redoutable pour une souris ou une musaraigne ! En période d’abondance, il paraît que la belette n’avale que le cerveau et le sang de ses proies avant de les laisser pour mortes. C’est dire, petites écervelées, à quel point vous frapperiez un mur. Mais point de frousse nécessaire, car un roux ascendant belette, c’est impossible.

La rousseur est inscrite dans l’ADN. Selon la croyance populaire, une batterie de différences sépare les roux des autres. Citons-en quelques-unes, au hasard. Leurs battements cardiaques sont plus lents. Leur sueur n’a pas la même formule chimique. Leurs dents ne sont pas du même émail. Les ondes qu’ils émettent contiennent une plus grande proportion de thêta. Sans parler de la tonalité de leur voix, qui est en quart de tons.

En réalité, inutile de chercher l’ascendant des rouquins dans une liste de mammifères : ils n’ont rien d’animal. L’influence fantastique qui plane sur eux, s’il en est une, serait plutôt d’ordre spectral, fantomatique, voire vampirique. C’est pourquoi leur peau est pâle. Leurs cheveux, comme tachés de sang. Si le soleil leur brûle l’épiderme, c’est à cause de leur ascendant ténébreux.

Les roux seraient-ils donc une race à part? Probablement.


Belle


Il n’y a pas que les enfants qui dérivent de famille d’accueil en famille d’accueil : c’est là le triste sort de créatures de toutes sortes. Voici l’histoire de Belle, la petite chienne husky.

Les voitures la rendent malade. En descendant de la voiture de sa jeune maîtresse, dans le stationnement qui sent l’eau salée, elle a couru dégobiller derrière un bateau.

Par contre, elle ne souffre pas de mal de mer ! C’est maintenant qu’elle le réalise, assise sur le pont de l’Espadon 1, la langue au vent. C’est la plus belle journée de sa vie : un soleil frais dans les yeux, l’air salin sur sa gueule, le claquement de la voile, les petites tapes de René ; et tout sent le poisson. 

Sa maîtresse, Laeticia, a ôté sa tunique et se fait bronzer en sous-vêtements. Elle est plus affectueuse avec Belle que d’habitude. La petite chienne husky est excitée, mais prudente sur le bateau, car elle a bien compris qu’une vague pourrait la projeter par dessus bord. Bien qu’elle sache nager, elle n’a pas envie de tomber à l’eau.

Au soleil couchant, Laeticia, avinée, se confie à René. La jeune femme nomade erre de ville en ville et dort dans son auto. Elle est tombée amoureuse de cette petite chienne, qui vivait chez un affreux batteur de femmes qui la maltraitait, et l’a emmenée avec elle. Depuis ce temps, elles quêtent dans la rue. Impossible de chercher un vrai travail : laisser Belle dans la voiture toute une journée, jamais !

«  Même si j’avais un appartement… je trouve ça trop cruel de laisser un chien enfermé. »

En l’écoutant, le marin à la tête blonde bouclée et aux rides joyeuses sert des croquettes à Belle. Autrefois, il avait un chien, explique-t-il, mais celui-ci est mort de vieillesse. Ce compagnon de voile aimait pêcher les poissons et border l’écoute : un vrai loup de mer.  Les croquettes sont restées dans le bateau, mais elles étaient au sec. « Je ne sais pas pourquoi je les ai gardées… sans doute pour aujourd’hui ! ».

-       - C’est bon, mon beau chien ? intervient-il. Belle se lève la tête, sans arrêter de mâcher, la gueule ouverte, et fait bouger sa queue en guise d’affirmation.

-       - C’est une femelle, dit sa maitresse. Il faut que je m’en débarrasse. Elle serait bien, ici! Je ne l’ai jamais vue aussi épanouie. Avec moi, en auto, elle est toujours malade.

-       - Evelyne serait contente…», songe-t-il tout haut.

C’est ainsi que René adopte Belle. La petite chienne husky n'a pas un an, et le gentil marin est son troisième maître.

La mer est calme maintenant. Le bateau est immobile sous les étoiles. La marina brille non loin. Laeticia prend son foulard rouge et le noue autour du cou de Belle.  Elle pleure. Très mignonne avec son nouveau foulard, Belle la console en lui léchant les mains. Bouleversée, elle se roule en boule aux pieds de sa maitresse et s’endort, bercée par la houle douce, se sentant aimée d’une façon unique.

Hm, ça sent le bacon. Belle se réveille. Aucun souvenir du voyage en auto et c’est tant mieux. Elle est enfermée dans une petite pièce. Tiens, il y a du papier journal au sol, comme dans son ancienne maison. Là où son maître lui criait dessus et la ruait de coups. Décidément, ce n’est pas de bon augure. L’angoisse la prend aux tripes. Premier réflexe : uriner sur le plancher. Belle tremble de tout son corps.

Au seuil de la panique, la jeune chienne husky s’approche de la porte et renifle par la fente en dessous. D’un coup, son odorat la propulse dans la cuisine, où des tranches de lard rôtissent dans la poêle. C’est René qui supervise ; elle l’identifie à l’odeur de poisson qui colle à ses pieds. La poubelle est pleine. Il y a aussi une autre odeur… de la merde d’humain?!

Se remémorant la fabuleuse journée passée sur le voilier et les croquettes humides au fumet de poisson, Belle se met à gratter frénétiquement la porte avec sa patte. Le bruit de friture enterre sa tentative. Quelque chose lui serre le cou, mais qu’est-ce que c’est ? Belle explore la pièce dans laquelle se trouve, à la recherche d’une issue. C’est une minuscule chambre de rangement où sont empilées des boîtes de carton, des chaises de patio, une machine à coudre, un grand miroir encadré. En reniflant ce dernier, Belle lève les yeux et reconnait le foulard de Laeticia sur le reflet d’un animal poilu… Laeticia, viens me chercher!

« Wraf ! », échappe-t-elle.

Des pas approchent. La douleur lui revient, ainsi que le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. Elle se fait toute petite et va se tapir le plus loin possible des bruits de pas. Lorsque la porte s’ouvre, elle voudrait disparaître, ne plus exister.

Un homme se tient dans l’embrasure. Ses Crocs sentent les écailles poisseuses et sa tête bouclée rie de bon cœur. Ce rire n’est pas inconnu.

« Ait pas peur, mon beau chien… », dit René de sa voix grave et rassurante. Belle grelotte au fond du tambour, figée par les réminiscences douloureuses. Ce doit être l’odeur du papier journal, souillé par son urine… Elle se revoit bébé, grandir sur ce lit de honte. René se penche et tire Belle par le foulard. La chienne n’a pas de collier. Elle veut aller avec lui, maintenant que les effluves de bacon se sont engouffrées dans son museau et la titillent jusqu’aux oreilles, mais son corps refuse d’avancer, il se braque.

Ses pattes glissent sur le journal, la mini pièce disparaît. La peur aussi. Une maison se dévoile… woah… Une table, un sofa, des armoires, des tapis. Un escalier, des portes. Il y a toutes sortes d’odeurs, vieilles et plus fraîches. Des milliers de choses à découvrir. Belle bat de la queue. « Wou ! », jappe-t-elle, suivant prudemment des pas les pistes olfactives qui courent dans la maison, attentive aux réactions de René.

Elle fait deux pas, elle le regarde, attend son approbation. Fait deux pas, étend le cou, jette une œillade à l’homme en baissant la tête par soumission. Si elle s’aperçoit qu’elle s’éloigne trop vite, elle revient vers lui, guette un geste encourageant de sa part, puis y retourne. Tiens, encore cette odeur de caca, assez frais  d’ailleurs. Ça vient de plus haut… Oh !

Des doigts potelés de bébé ont empoigné sa truffe et lui tirent les moustaches. Aïe ! Elle s’ébroue, soudainement très animée. On dirait que les grands yeux bleus de l’enfant l’appellent. Cette face potelée et rubiconde est croquable. Et quels gazouillis, mes amis ! Le bambin n’a rien à envier aux chiots, il sait geindre comme pas un.

« C’est une fille », dit René. « Elle s’appelle Belle ».

Sur le coup, Belle interprète que le bébé s’appelle Belle, comme elle.

Evelyne et Belle ont toutes les deux dix mois. Elles grandissent vite. Aucune des deux n’est propre. Ça s’en vient, faut lui laisser le temps. La vie va bon train dans la maison. On fait fumer le poisson et Belle a droit à son morceau de chair. Délicieux. Evelyne se déplace à quatre pattes, comme elle. Bien que la petite lui tire souvent la queue et les moustaches, elles s’adorent.

Douze mois : Evelyne s’agrippe à l’épaisse fourrure de Belle pour se tenir debout, elle s’amarre à son foulard rouge en riant de bon coeur. La chienne a presque atteint sa taille adulte et voit maintenant par dessus les tables. Elle est plus massive que tous les chiens du quartier, même les mâles. Pourtant, malgré son allure imposante, tous les hommes lui donnent la frousse. Et dès que René hausse le ton, elle ne peut plus contrôler ses sphincters. Il se fâche alors encore plus, et Belle est malheureuse quand ça arrive. Elle aimerait pouvoir ramasser ses pipis elle-même…

« Belle » : le premier mot d’Evelyne.

Au fil des semaines, la petite grandit vite. Elle marche et sait se faire comprendre. Bébé bruyant, tapageur, exigeant l’entière attention de son géniteur, elle aspire tout autour d’elle comme un noyau aimanté. Belle se tient devant la porte, mais René ne sort plus pour lui lancer la balle. Encore moins pour la promener dans le bois. Il semble avoir abdiqué : Belle fait tous ses besoins sur la gazette, en dedans. Des fois, elle reste enfermée des jours dans sa pièce. Ça la rend triste.

Affamée et voulant se distraire, Belle réussit à ouvrir la porte en manoeuvrant la poignée avec sa patte. Elle profite de sa liberté dans la maison et de l’absence de son maitre pour gruger les pattes avant du divan. Le lendemain, elle vide un sac de fèves sur le tapis et déchiquète soigneusement le plastique, à défaut de pouvoir se mettre autre chose sous la dent. Silence partout. Il n’y a personne pour la chicaner. René et Evelyne l’ont abandonnée.

Le bruit de moteur, le gravier qui craque sous les pneus et le claquement familier de la porte de la Jeep qui se referme sortent Belle d’un sommeil de plomb. La chienne husky, lourdement avachie sur le lit de son maître, ne bouge pas. Sur l’édredon, autour d’elle, il y a des restes d’aliments chipés dans les armoires et des emballages mordillés. Dans le salon, il y a un besoin en plein centre du tapis.

Elle sait qu’elle est allée trop loin. Mais elle était certaine d’avoir été abandonnée pour toujours, seule dans cette maison. Et voilà que le maitre revient ! Que faire ?!

René monte l’escalier, ouvre la porte de sa chambre, tombe face à face avec cet affreux tableau. Le chien est couché sur son lit et on dirait qu’il y a vidé la poubelle.

« Belle ! », souffle-t-il en laissant tomber ses bagages. Puis, son visage se crispe et il fond en larmes dans le cadre de porte. Il avance péniblement et s’assoit sur le lit, ignorant les déchets qui lui tachent le pantalon, qui tombent sur le tapis. Secoué par de gros sanglots, son visage enfoui dans la fourrure épaisse de l’animal, René se vide.

La douleur que ressent la chienne est bien pire que les coups de bâton ou les coups de pied. Son corps est comprimé par le sentiment d’avoir trahi son maître et d’être responsable de sa peine. Honteuse, elle se couche le plus bas possible : elle voudrait s’enfouir dans le matelas.

Belle ne voit pas bébé Evelyne. Où est-elle ? La chienne tourne en rond, dans l’ancien coin à jouets de la petite. « Par-ti », articule le père, défait. « Partie vivre chez sa grand-mère. » Puis il tape sur sa cuisse. « Viens ! » Belle trépigne, reçoit des caresses et écoute.

« Tu sais ce que ça veut dire ça, mon beau chien ? On va pouvoir retourner sur l’Espadon. Aimerais-tu ça, faire un beau tour de bateau ? »

Oh ! En bateau ! Oui !

Le soleil et la chaleur ont rincé leurs pleurs salés. Ils sont redevenus amis, pour une journée.

Le lendemain, René emmène Belle chez un ami, qui a une ferme. Elle vomi sur l’herbe en sortant du camion. Il y a une chèvre, un cheval, une vache et trois chats qui la regardent. Un husky dans cette ménagerie, pourquoi pas ? René lui donne une dernière petite tape, puis s’en va.

Après trois années éprouvantes à la ferme Bernard, elle fut vendue en échange de trois sacs de feuilles à un jeune producteur de drogue. Elle passa deux ans avec celui-ci avec la permission de dormir dans son lit, au chaud. L’entourage de son maître l’étourdissait en lui soufflant sur le museau ; parfois son eau goûtait bizarre et il lui semblait que toute la bande riait avec elle. Ce jeune maître perdit la chienne au poker après quelques semaines de cohabitation et elle échoua dans un appartement crade, surpeuplé, dans lequel elle n’avait aucune place pour se coucher et où personne ne s’occupait d’elle.

Des mois plus tard, c’est un monsieur du nom de Bob qui la récupéra. Il avait plusieurs chiens, tous des tarés, qui vivaient dans des conditions exécrables. Un jour, elle réussit par miracle à se sauver… La chienne dormit dans la rue. Parfois, un étranger s’approchait d’elle et, constatant qu’elle portait un foulard au cou, mais pas de collier, l’apprivoisait et l’emmenait chez lui. Jusqu’à ce qu’il se rende à l’évidence qu’un husky, c’est gros et ça prend de la place. Elle a changé de nom tellement de fois, qu’elle ne se reconnaît plus.

Mais cette fillette, elle, l’a reconnue. Comment ? Grâce à son petit foulard !

« Belle ! Belle ! », crie Evelyne, en courant vers l’immense husky sauvage, au grand dam de sa gardienne. Et elle se jette à son cou.

-       On peut la garder ? S’il vous plait ! », supplie l’enfant.
-       Mais non Evelyne, il appartient sûrement à quelqu’un. C’est un bien gros chien pour une petite fille de trois ans comme toi. Voyons donc. Lâche-ça, c’est plein de microbes!»
-       C’est une fille, dit l’enfant. Elle s’appelle Belle. », bredouille-t-elle, sa petite menotte serrant fort le foulard rouge, délavé par les aventures.

Elles ne se sont plus jamais revues.