Chanceux et Grisou

Du plus loin que je me souvienne, il y a deux jeunes garçons. La plupart du temps, ils sont gentils avec moi. Bien que turbulents. De plus en plus turbulents, il me semble. Maintenant, il y a un troisième garçonnet, plus petit et chauve. Il me montre son amour en essayant de m’étrangler et en me tirant la queue, je n’aime pas ça.

La vie est chaude entre les  journées qui se ressemblent, dans la maison. Mon rêve est de sortir un jour. Pour passer le temps, je fantasme sur l’idée de franchir la porte afin de contempler l’immensité, l’inconnu, la liberté.

Quand ils disent Grisou et que j’accoure, j’ai droit à du lait. Mais souvent, je me trouve dégoûté de ce petit manège et je fais comme si je n’avais rien entendu. Il m’arrive aussi d’oublier que c’est mon nom, ou de ne pas du tout m’intéresser à eux. Quand un des garçonnets m’agrippe gauchement et qu’un autre me retient pendant que le troisième m’attache un ruban sur la tête, je suis humilié.

Comme si ce n’était pas assez de moi et des trois garçons, la famille s’est dotée d’un aquarium. Dedans, il y a quelques créatures. Leur peau est gélatineuse et transparente. Ils ne sont pas particulièrement appétissants, mais leurs déplacements sont divertissants.

Ces organismes vivent dans l’eau. Je suis fasciné. Je peux les regarder des heures durant. Des jours. Des années, à les regarder mourir et réapparaitre ; changer de forme, de couleur, de nom.

Le soir, pour s’endormir, le cadet s’installe devant l’aquarium. Il repère un poisson en particulier, le sien. Ses nageoires ne forment aucun voile. Il n’est pas particulièrement ornementé. Et pourtant, le petit s’assied là chaque soir à fixer cette tache qui nage. Maintenant ornée de cheveux blonds, parce qu'il a grandi, sa tête dodeline et s’anime en alternance. Dans la pénombre, hypnotisé par la lumière bleutée réfléchie  sur son pâle visage, bercé par le mouvement lent des poissons et par le doux glougloutement de l’eau, l’enfant sombre dans un sommeil sans apnée.

Je saute sur le couvercle et j’urine dans l’eau. Par jalousie ou par envie, un mélange des deux. Tous les poissons se sont mis à flotter, inanimés. La cause : trop forte concentration d’ammoniac dans l’aquarium. Personne ne me soupçonne.

Seul le poisson rouge de l’enfant a survécu. Le petit l’a baptisé Chanceux. Je crois qu’il y a un lien. Ce serait logique.

Ça me surprend, que tous les autres poissons soient morts aussi facilement. Moi qui leur prêtait des dons surnaturels, je prends conscience de la fragilité de ces créatures. Maintenant, ils me dégoûtent tous, sans exception, et je conspue l’intérêt que leur porte le garçonnet. Sauf pour Chanceux, qui me fascine littéralement. Serait-il différent?

Moi aussi, je me suis mis à le suivre des yeux. J’en fais une fixation.

Il vit sous l’eau, alors on ne peut pas communiquer. Je le regarde. Souvent avec hostilité. C’est par principe, car je déteste sa race viscéralement. Je lui communique des choses en bougeant ma queue et en m’approchant de la vitre pour le narguer. Et pourtant, il a tout mon respect depuis qu’il a survécu à mon attaque sournoise. Je lui montre très mal mon appréciation.

Sans crier gare, un jour, il prend son élan en traçant des cercles rapides et il saute par l’ouverture du couvercle. Il réussit du premier coup, le voilà qui plonge en chute libre, à l’air libre, 100% libre, et crack! Il s’écrase au sol sourdement. Le petit bout de chair se contorsionne car il ne peut plus respirer, ni nager, il rencontre l’enfer de la pesanteur. Il va mourir, mais c’est le meilleur moment de sa vie.

Quand soudain, une petite main le saisit et le lance dans l’aquarium. Stupeur : il peut à nouveau respirer et nager. Semble-t-il qu’il vit ! Ses vertèbres et ses branchies hurlent, brûlent. Après une seconde ou deux de paralysie, il remue. Complètement secoué. Dès lors, son objectif sera de renouveler cette expérience extrême. Coûte que coûte.

Chanceux se lance souvent en dehors de son aquarium. Chaque fois, les gamins arrivent sur l’entrefaite et le remettent à l’eau. D’une occasion à l’autre, les secondes s’allongent, les enfants sont moins délicats, il est échappé par terre deux fois, trois fois, avant d’être replongé dans l’eau. Et pourtant, chaque fois, il ressuscite.

À mon avis, ce n’est pas normal qu’un poisson rouge soit invincible de la sorte. Il fait ça pour me narguer. Pour me rappeler que ma vie de chat, eh bien, je n’aurai jamais le courage de la mettre en jeu. Ni l’occasion d’ailleurs. À moins que…

…À moins que je puisse sortir de la maison. Ces murs sont ma cage de verre. Qu’arrivera-t-il si je mets la patte à l’extérieur ?

L’ainé m’ouvre la porte d’entrée et m’indique l’extérieur. Ce n’est jamais arrivé auparavant. Au contraire : mes sempiternelles tentatives d’évasion ont toutes échouées. C’est louche.

J’approche avec une lenteur insupportable, goûtant chaque milliseconde de cet évènement sensationnel. Les jeunes garçons s’impatientent et répètent : « Dehors Grisou, Vas-y, Vas dehors, Sort Grisou, Sort! ». Le plus vieux tiens la porte, l’autre regarde, et le plus petit me pousse à l’extérieur.

Stupéfait par le froid glacial, les coussinets brûlés par la glace, blancheur aveuglante : est-ce ça, l’enfer ? Mais eux, ils entrent et ils sortent. Tellement d’interrogations en même temps, et ce chatouillis : un frisson ! Je m’apprête à mourir, et à revivre, comme le poisson. Ils me repêcheront et je retrouverai le confort douillet du bercail. Les flocons fondent sur mon museau, se posent dans mes yeux, le vent souffle sur ma fourrure et me décoiffe. Je prends mon courage à quatre pattes et j’avance. Avec une telle prudence, que les trois frères perdent patience. L’un d’entre eux me pousse dans le banc de neige. Le plus petit se met à pleurer.

Je patauge dans la neige en me demandant si la morsure que ressent Chanceux lorsqu’il est hors de l’eau est pareille à celle que je ressent sous mes pattes. Je lève les yeux, pendant un instant d’étonnement : je respire encore, je ne convulse pas, je n’étouffe pas, mes yeux ne révulsent pas. Je renifle la neige fraiche : inodore, comme un nuage cristallisé. Mon corps se met à trembler et je pousse malgré moi des miaulements de terreur qui, par le vent froid, sont étouffés. L’effet dramatique en est amplifié.

Les garçons se chamaillent dans le cadre de porte. L’ainé retient ses deux jeunes frères en larmes, qui luttent pour sortir, en criant mon nom. Je gémis. Ils pleurnichent de plus belle. J’ai toute leur attention. Ce sont des miaulements d’étonnement, et de colère aussi. Pourquoi m’avez-vous caché ce monde étrange? Aussitôt, l’idée que mes pattes casseront, pétrifiées par le froid, m’envahit.

Je fonce telle une comète entre les jambes des garçons, évite de me faire écraser sous un genou qui m’arrache une touffe de poils, et je cours me cacher sous le lit des maitres, au bout de la maison, là où ils ne viendront pas me chercher.

Maints picotements accompagnent ma reddition, tandis que mes oreilles dégèlent doucement. Une torture qui, peut-être, s’apparente à ce que Chanceux endure quand l’eau s’infiltre à nouveau dans ses branchies asséchées, et que la douleur le fait sentir vivant. Si vivant.





Wendy

Maman était enceinte. Les deux jeunes sœurs jouaient dans leur chambre avec leurs poupées et inventaient des situations les mettant elles-mêmes en scène, avec le bébé. Elles l’avaient prénommée Wendy. Dans le jeu. Parce que pour l’instant, il ou elle n’avait pas de nom. Mais elles souhaitaient tant avoir une petite sœur.

Dans leur monde inventé, Wendy marchait et courait, même si c’était un bébé. Elle se faisait comprendre par n’importe qui avec des gémissements, des feulements ou des cris. La petite était même douée de pouvoirs magiques, comme des ongles rétractables, ou la faculté de sauter très loin et très haut. Bébé Wendy voyait dans le noir avec ses yeux bioniques et elle tenait tête aux gangs de rue, dans la ruelle, la nuit tombée.  L’imagination inépuisable des deux jeunes sœurs n’avait d’égale que leur excitation à l’idée d’avoir une nouvelle sœur en laquelle étaient personnifiés tous les possibles.

Lorsqu’un jour, Maman leur annonça qu’elle ne garderait pas le bébé. Elle les fit asseoir sur le lit et leur expliqua en les étreignant que le bébé était à un stade de croissance trop petit pour s’en rendre compte et qu’il disparaitrait sans jamais avoir eu conscience d’exister. Leur père, dans l’entrebâillement de la porte, ne vint pas les rejoindre. Mais il dit :

-       Vous ne voulez pas qu’on reste comme ça ? On est bien comme ça. Tout va rester comme ça, tous les quatre ; il n’y a rien qui va changer.

Maman a insisté pour que la famille l’accompagne à l’hôpital. Elle a tenu à expliquer l’avortement en détails à ses filles de 4 et 6 ans, car elle pensait qu’elles étaient assez matures pour connaitre la vérité. Par ailleurs, l’histoire ne dit pas si la mère, pensant bien faire, a eu une pointe d’amertume en voyant le cœur et le visage de ses filles se liquéfier pendant qu’elle parlait.

Ses enfants, écoutant solennellement, étaient bien plus affolées par l’idée que cela aurait pu être leur sort, à elles aussi, avant leur naissance ; qu’elles n’étaient concernées par le destin du foetus. Comme Wendy, elles auraient pu mourir avant leur naissance et ne jamais s’en apercevoir. Cette pensée les tétanisait. Elles démonisèrent leur mère et se mirent à imaginer qu’elle pourrait se débarrasser d’elles sur un oui ou un non ; qu’elle avait droit de vie ou de mort sur elles.

L’une et l’autre s’épanchaient en larmes dans la salle d’attente de l’hôpital. Leur père, protecteur, ramenait une couverture sur leurs petites jambes repliées, en essayant de les calmer :
-       Soyez pas inquiètes, les filles. C’est une intervention de routine, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Tout va revenir à la normale. Maman va venir vous border ce soir dans votre lit, comme d’habitude.

Rien pour les rassurer.

Le soir-même, effectivement, depuis la pénombre de la chambre elles virent la silhouette de leur mère dans l’encadrement de la porte. L’ombre disparut. Elle était entrée sans ouvrir la lumière et sans faire de bruit. Elle s’accroupit tout près, entre les deux lits, car elles entendirent ses genoux craquer et le tissu froisser. Un gémissement se fit entendre. Aigu, plaintif, interrogatif. Instinctivement les deux sœurs eurent la même pensée : leur mère apportait le corps tuméfié du bébé auprès d’elles pour les terrifier, c’était évident.  Fermant les yeux et retenant leur souffle, les fillettes ne s’aperçurent pas tout de suite que leur mère avait allumé la lampe de chevet et qu’elle souriait. Son sourire n’avait rien de sardonique, ni de méchant. Bien au contraire. C’était de la complicité qui brillait au fond de ses yeux, et même de la fierté.

L’ainée fut la première à oser jeter un regard par dessus son édredon jusqu’à terre et son hurlement suraigu transperça la chambre. Elle éclata en sanglot dans ses mains, de façon assez théâtrale, puis cria :
-       Maman ! Oh, Maman !


Était-ce une mauvaise blague ? Ce n’était pas un avortement, mais bien un accouchement? Le bébé serait-il réellement là, couché par terre, et bien vivant? Un petit cri étouffé, encore une fois, en provenance de la moquette. Et à présent, la plus jeune s’en rendait compte avec stupeur, c’était bien évidemment un « miaou ».



Rite de passage

Le décompte est commencé. Vers ma mort, ou mon triomphe. Toute ma famille est là. J’ai le meilleur point de vue. Il y a du trafic sur la route. Beaucoup de trafic. Je suis de caractère orgueilleux. Le temps s’écoule trop vite. Il faut y aller.

Je me connecte sur le vent. Son intensité, sa densité. Sur la route il n’est pas le même. Il faut faire un choix. Ma mère piaule de ne pas le faire. La société me dit Go, go, go.

Parce que les fantômes de tous ceux qui ont péri en tentant cette manœuvre imprègnent les lieux. À cause du poids des exploits qui ont donné leur nom à d’autres tronçons de routes. Parce que le goût du risque est plus fort que tout. Pour gagner le respect de tous. Et surtout pour la dose d’adrénaline. Je le ferai.

L’instinct me dit que j’ai une chance sur deux de réussir. Une chance sur quatre d’impressionner. Une chance sur dix devant les roues. Aucune chance, à cette vitesse, de passer en dessous.

Certains disent que c’est plus spectaculaire de passer devant les roues. Je ne suis pas d’accord. En tout cas pas aujourd’hui. Pas pour ma première fois. Pas ici.

Je me sens d’attaque pour un camion. Oui, pour un camion, à cette vitesse. J’ai un plan pour épater la galerie. Je vais passer devant le nez, en montant devant le pare-brise. Le recul rend la manœuvre sécuritaire. En bonus, je pourrai voir le regard du camionneur. Il ne sera pas affolé. Ça va me porter chance.

Les doigts bien ancrés, les jambes actives, le buste gonflé, incliné vers l’avant, les ailes souples, le cou bien droit, la tête mobile, je me concentre. Les feuilles bruissent et des curieux s’approchent. Les exclamations et les paris fusent discrètement des arbres aux alentours. Le vrombissement menaçant des voitures fonçant sur le bitume avale les insectes qui traversent.

Il est là, je l’ai vu, c’est le mien. Citerne filant à une vitesse fixe. Depuis assez longtemps et à une allure assez rapide pour que je puisse m’y fier. Il y a une distance moyenne entre lui et la voiture qui le précède; aucun véhicule en parallèle sur l’autre voie. Le vent se dissipe, le silence complet se fait. Pour un instant. Tout semble s’arrêter. Ça y est j’y vais.


Je prends mon élan et je m’élance devant le monstre, en battant des ailes de toutes mes forces, le plus vite possible. C’est le sprint de ma vie, mes sens sont en effervescence. Je file dans un corridor invisible, calculé. Le défi s’intensifie plus on se colle au véhicule. Car on ne contrôle pas tout. Il faut rester souple. Je suis aspiré par le camion, mais une onde me propulse aussi. Pousse! J’évite de justesse le bijou de capot, omg. Je ne vois pas les yeux du conducteur. Il est en train de texter.  Je passe à un poil de m’éventrer sur l’antenne radio.

Ça y est j’ai réussi. Je l’ai eu. Je ralentis mon vol, cherche une branche élégante pour amortir, apercevant du coin de l’oeil les lumières rouges à l’arrière du colosse s’allumer. Les autres voitures le rattrapent et le dépassent.

Le conducteur lève les yeux. Les rebaisse.
Il texte : « Failli frapper une corneille ! »


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